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Perspectiva

La crise économique mondiale sans fin, l'interprétation et les conséquences

Exposé de François Chesnais
Palestra proferida pelo Professor Emérito François Chesnais da Universidade Paris XIII, no 1° Seminário International da RedesFito: inovaçäo e biodiversidade na perspectiva da sustentabilidade, organizado pelo Núcleo de Gestão em Biodiversidade e Saúde – NGBS, Instituto de Tecnologia em Fármacos-Farmanguinhos/ Fundação Oswaldo Cruz.

Monsieur de Kruse Villas Bôas et les organisateurs de cette rencontre m'ont demandé de parler de la situation de l'économie mondiale en cette neuvième année de la crise économique et financière mondiale. En effet, dans sa dimension financière on en date le début en juillet 2007, même si le moment paroxystique se situe en septembre 2008 avec la faillite de la banque Lehmann à Wall Street, qui provoque le début de la récession mondiale.

Je commencerai donc dans un instant à en proposer une interprétation, à expliquer pourquoi il s'agit d'une crise analogue dans son ampleur que celle de 1929, tout en étant évidemment très différente dans son contexte mondial et certains de ses traits spécifiques. J'essaierai d'expliquer pourquoi la crise s'est installée dans la durée, pourquoi aucune sortie de crise ne se profile à l'horizon de sorte que les impacts sur l'environnement du système économique capitaliste qui est le nôtre, sont en passe de devenir des facteurs commandants la situation sociale et politique mondiale. La fin de ma présentation comportera une intrusion peut-être hasardeuse sur votre champ de recherches puisque je parlerai d'un des modes de production agricoles destructeur de la biodiversité.

Avant de commencer je voudrais dire ceci. En tant qu'européen de l'ouest de l'Europe, je bénéficie de conditions de travail dont les chercheurs engagés, chercheurs-citoyens, ne bénéficient pas dans tous les pays, tant s'en faut. Nous avons encore quelques journaux relativement libres, c'est-à-dire des journaux dont le contenu n'est pas totalement dicté par les capitalistes propriétaires; une radio publique d'excellente qualité assez largement indépendante du capital financier et des gouvernements successifs; quelques chaînes de télévision ayant les mêmes caractères et aussi un foisonnement de productions intellectuelles, d'essais, de travaux critiques, très peu il est vrai en économie, mais beaucoup en philosophie politique, en sociologie et en écologie politique. La production théorique d'Edgar Morin qui n'est malheureusement pas ici aujourd'hui est un témoignage de ce foisonnement.

Une époque historique radicalement nouvelle

Les calculs faits par la Banque Mondiale du PNB par tête mondial (per capital world GDP) montrent la chute de son taux de croissance depuis 2010 et en 2015 pour la première fois depuis que les chiffres sont réunis en montant absolu. Compte tenu des très fortes inégalités de revenus, cela signifie une baisse de revenus pour une forte proportion de la population dans un grand nombre de gens. Pas ceux qui sont captés par les données sur la très grande pauvreté (1.90 dollars par jour), mais ceux très nombreux sur lesquels portent les rapports de l'Organisation mondiale du travail, pour qui le chômage et la précarité de l'emploi dans la plupart des pays ont détérioré les conditions de vie et accru la vulnérabilité, les politiques d'austérité des gouvernements venant encore aggraver cette situation.

La durée de la crise, ses effets et l'absence de perspective autre qu'une quasi-stagnation alimentent et sont aggravés de retour par une crise idéologique et culturelle multiforme. En Europe et dans des formes spécifiques aux États-Unis les symptômes les plus graves en sont la très forte remontée du nationalisme et la très forte résurgence du racisme. La crise économique alimente des peurs qui peuvent être aisément dirigée contre certaines communautés, certains groupes, au premier chef la population d'origine arabe en Europe et aux États-Unis les noirs et dans une moindre mesure les latinos. La corruption est endémique aux systèmes politiques de très nombreux pays. Partout la politique se réduit aux efforts de certains de se maintenir au pouvoir et des autres d'y accéder, par tous les moyens si nécessaire. Cela les pousse à une hiérarchisation des problèmes soumis au débat public en faveur de ceux qui alimentent les peurs et au détriment de ceux qui sont décisifs dans le moment de l'histoire de la société humaine où nous sommes entrés. Cela donne une dimension éthique à notre activité comme chercheurs et nous impose une responsabilité particulière, celle de dire les choses, d'expliquer par les moyens de communication si faibles qu'ils soient dont ils disposent où nous, la société humaine, en sommes.

La perte de dynamisme prononcée du capitalisme, que certains économistes nomment la stagnation séculaire, s'accompagne d'un épuisement des ressources naturelles et de changements climatiques sous l'effet des rejets de CO2 qui mettent fin à une période historique très, très longue. Nous sommes entrés dans une ère géologique nouvelle dont les caractères et le début sont l'objet d'importants  débats. C'est sous l'emprise du capitalisme, dans le cadre d'une société mondiale aujourd'hui capitaliste de part en part, que l'humanité est entrée dans cette phase absolument nouvelle de son l'histoire. Je vais en aborder l'analyse à partir des traits propres et du mouvement d'expansion spécifique à ce mode de production, à cette forme d'organisation de l'activité économique. Chaque chercheur ayant  d'autre part son cadre analytique propre qu'il est préférable de spécifier d'emblée. Le mien est marxiste ou marxien. Il se centre sur le mouvement de l'accumulation du capital, ses forces motrices et les contradictions que celles-ci engendrent. D'autre part, comme l'a écrit récemment dans le journal Le Monde un grand sociologue français Olivier Roy, la recherche en sciences humaines n'est pas une science exacte, le chercheur fait partie de sa propre recherche[1]. Dans mon cas le chercheur qui vous parle a été un militant politique depuis l'âge de vingt ans.

A la différence de la crise de civilisation de la Première et de la Seconde guerre mondiale, dont l'Holocauste a été le point culminant, (l'historien anglais Ian Kershaw en a récemment fait une importante synthèse «To Hell and Back: Europe, 1914-1949») à laquelle les pays hors de l'Europe ont échappé, la crise que nous vivons est mondiale, elle est rampante et elle comporte une dimension d'irréversibilité absolument nouvelle non présente en 1945. Ensemble avec ses expressions proprement économiques, dont la stagnation du taux de la croissance mondiale du PIB par tête (per capita GDP), le changement climatique, la perte de la biodiversité, ou plus exactement à l'échelle de la planète l'extinction des espèces animales et végétales, et l'épuisement de beaucoup de ressources non ou très lentement renouvelables, sont à des rythmes différents à divers points du globe, en train de miner les conditions éco-systémiques nécessaires à la reproduction sociale et de créer les contextes d'affrontement politiques et sociaux, nationaux et internationaux, de guerres de classe et de guerres entre peuples et entre Etats.

Un système qui atteint ses limites sans que les conditions de son dépassement n'existent

Comme je viens de le rappeler, les fondements de mes positions théoriques se trouvent, non pas exclusivement mais quand même très largement chez Marx. Dans la relecture du Capital que j'ai faite au cours des dernières années à mesure que la crise mondiale s'est installée dans la durée et que les perspectives de sa fusion avec les conséquences du changement climatique se sont renforcées, mon attention s'est portée sur la pleine éclosion de tout ce qui fait du capitalisme un système consubstantiellement incapable d'affronter les enjeux de la finitude des ressources et de poser des limites aux atteintes aux écosystèmes qui régissent le climat. J'ai pris connaissance au sein de l'association Attac des rapports du GIEC (IPCC) sur des données scientifiques permettant de poser plusieurs scénarios de boucles rétroactives positives (positive feedback loops), d'enchaînements cumulatifs[2].

C'est pourquoi aujourd'hui en tant que marxiste je défends, aux côtés d'un très petit nombre d'autres chercheurs, une position qui est un non-dit chez quelques-uns mais une hérésie absolue chez d'autres, à savoir qu'en raison de son rapport destructeur des conditions éco-systémiques qui ont permis son développement le capitalisme a atteint des limites, non plus relatives et temporaires mais absolues et définitives[3]. La bourgeoisie mondiale en 1989-91 a célébré avec Fukuyama « la victoire de la démocratie » et la « fin de l'histoire ». Ce que nous avons connu a été le début d'une histoire où le chaos a pris le dessus, un chaos absolu dans certaines parties du monde. Pour le moment le capitalisme paraît bien être « l'horizon indépassable de l'humanité » (François Furet), mais cet horizon est celui de luttes sans merci autour de ressources en voie de raréfaction et de transformation des conditions climatiques. Ce qui se profile se seront des tentatives de mise en place d'un « talon de fer » mondial, pour reprendre le célèbre roman d'anticipation politique de Jack London. Celles et ceux qui s'engageront dans des combats pour sortir du capitalisme le feront par éthique. Ils en auront peut-être l'inventivité et la force, mais le mouvement de l'histoire ne sera pas de leur côté.

L'hypothèse d'une perte de maîtrise sociale radicale

Comme l'a écrit l'anthropologue français Alain Bertho dans un récent article du journal Le Monde, l'époque moderne a été celle de «la puissance politique subjective, comme stratégie politique du possible qui s'inscrivait dans l'Histoire»[4]. Pour Hegel en tant que héritier et dernier représentant de la philosophie des Lumières, il y a une raison dans l'histoire. Lorsque Marx écrit que les hommes font leur histoire dans les conditions qu'ils héritent du passé, il présente ces conditions comme état maîtrisables, au sens où le capitalisme, en dépit de l'irrationalité de sa rationalité (caractère fétiche des rapports établis entre les hommes par le marché, forces aveugles de la concurrence, etc.) créerait les conditions objectives et subjectives de son dépassement, un développement et une socialisation des moyens de production et un prolétariat concentré capable d'être l'agent d'une transition à un nouveau mode de production.

De son côté, confronté à la crise des années 1930 Keynes a développé la théorie économique d'un capitalisme maîtrisable au moyen de politiques gouvernementales appropriées: au plan national bien sûr, mais même au niveau d'un système monétaire international conçu de façon coopérative.

Dans l'ordre politique le vingtième et le vingt et unième siècle ont connu des situations aux effets historiques irréversibles de très grande portée à la suite d'enchaînements cumulatifs conduisant à une perte de maîtrise marquées de la part des acteurs initiaux. Les événements des années précédant la Première guerre mondiale jusqu'à l'assassinat royal de Sarajevo en sont l'exemple majeure qui ouvrent ce qu'on a nommé à juste titre la «guerre civile européenne» qui marque le point de départ du long déclin de sa place dans le monde. A une échelle qualitativement moindre l'invasion de l'Iraq par Bush et Blair en est un autre dont les peuples du Proche et Moyen Orient paient les conséquences sans de fin à l'horizon. Dans les deux cas les dimensions économiques attenant aux intérêts et rivalités impérialistes n'ont pas été absentes, mais la non-maîtrise de situations politiques données et l'irréversibilité de leurs conséquences restent explicables par des facteurs politiques.

Dans le cas de l'incapacité de gestion de ressources limitées et des réponses au changement climatique la non-maitrise est systémique. Il faut en chercher les causes dans certains traits constitutifs du capitalisme et de la situation où il se trouve au terme d'une exceptionnellement longue période de croissance remontant pour certains pays dont les Etats-Unis aux années 1940, à la Seconde guerre mondiale et dans le cas d'autres pays dont ceux de l'Europe occidentale et le Japon aux années 1950.

Dans le système capitaliste deux conditions obligatoires pour qu'il y ait accumulation et croissance toujours plus difficilement atteintes

En simplifiant les choses pour les besoins de l'exposé d'aujourd'hui on peut dire que le déroulement et l'expansion de la production capitaliste exigent simultanément des perspectives de profit pour pousser les entreprises à investir et une demande suffisante pour vendre les marchandises produites. Pourtant dans son mouvement même le capital fait que ces deux conditions sont satisfaites de plus en plus difficilement. Il se dresse des barrières à lui-même.

Dun côté l'extension de l'échelle de la production au moyen de technologies toujours plus performantes réduit le coût mais aussi la quantité de profit contenue dans chaque unité produite, qu'il s'agisse de machines ou de biens de consommation. En même temps chaque entreprise considère les salaires comme un coût qui affaiblit sa compétitivité. Elle y cherche remède en les remplaçant par des machines qui incluent aujourd'hui les logiciels mais aussi en puisant dans les réserves de main d'œuvre («l'armée industrielle de réserve»), les gens de la campagne et les immigrants. Le résultat recherché est d'accroître la concurrence entre travailleurs et de leur imposer des salaires plus bas. Le résultat est une insuffisance de la demande et une tendance à la surproduction de caractère endémique. C'est ce qu'on nomme la première contradiction du capitalisme, la seconde dont nous parlerons plus loin tenant aux conséquences de ses rapports avec la nature.

Les résultats de ce mouvement contradictoire sont doubles. D'abord la concentration industrielle et la formation de formes de marché de monopole ou d'oligopole pour contrecarrer la baisse du taux de profit au bénéfice d'entreprises toujours plus grandes à la suite d'absorbions ou de fusions la chute des profits. Ensuite les crises de suraccumulation de capital, de surinvestissement en capacités productives et de surproduction de marchandises qui secouent périodiquement le système et qui prennent fin seulement quand les deux conditions de la production présentées plus haut, sont satisfaites de nouveau.

A mesure qu'il s'est développé le capitalisme a eu de plus ou plus difficulté à y parvenir. Le premier palliatif, la première réponse a été celle des dernières décennies du dix-neuvième siècle. Elle a été l'expansion extérieure sous deux formes : 1°, la croissance des Etats-Unis et la marche vers l'Ouest, qui ont fait des Etats-Unis à la fois le foyer des première crises financières et l'espace où elles se résorbaient, 2°, l'expansion mondiale de la Grande Bretagne suivis par d'autres pays européens par les conquêtes coloniales ainsi que par l'établissement de rapports commerciaux avec les pays issus nés de l'occupation espagnole et portugaise en Amérique latine. On voit l'internationalisation des crises, l'apparition de crises mondiales de surproduction. Le second palliatif, la seconde réponse a été la guerre. C'est par ce moyen que les puissances capitalistes sont sorties de la crise de 1929. L'Allemagne hitlérienne a éliminé le chômage en préparant la Seconde guerre mondiale et aux Etats-Unis la sortie de crise s'est faite définitivement lors de son entrée en guerre en 1942.

Les deux premières sous-périodes de la très longue croissance mondiale contemporaine

En rétablissant momentanément pleinement les deux exigences opportunités d'investissement et de demande solvable toutes deux immenses, la Seconde guerre mondiale a lancé la très longue phase de fonctionnement du capitalisme avec des récessions et des crises financières circonscrites mais sans crise mondiale avant 2008. Cette longue phase peut être découpée en trois sous-périodes.

Lors de la première, en Europe et au Japon l'ampleur des destructions et donc des investissements de reconstruction et modernisation ont constitué le point de départ d'une longue phase d'expansion de l'accumulation industrielle qui s'épuise au début des années 1970, juste avant le prétendu « choc pétrolier » et qui se termine avec la récession mondiale de 1974-75. La reconstruction et la modernisation fournissent des débouchés commerciaux et des opportunités d'investissement aux Etats-Unis, mais ceux-ci ont besoin de la guerre de Corée et une industrie permanente d'armements pour soutenir la croissance. En France on se réfère encore avec nostalgie aux « trente glorieuses ». En Amérique du sud c'est l'époque d'une industrialisation largement autocentrée et de conditions imposées aux entreprises étrangères (apogée de la CEPAL et des politiques de substitution d'importations).

Cette phase est celle, du fait de la grande Dépression des années 1930 et de la Seconde guerre mondiale, de la faiblesse économique et politique des banques et de l'influence très secondaire des marchés financiers. Dans des pays importants le régime financier est celui du crédit administré, dans d'autres d'une alliance étroite entre banque et industrie au bénéfice de celle-ci. Aux Etats-Unis la séparation entre les banques commerciales et les banques d'investissement imposée par la loi Steall-Glass de 1934 est appliquée strictement. La seule exception est l'Angleterre où la City de Londres reprend son rôle comme havre du capital de placement financier et de place-forte d'une accumulation financière distincte de l'accumulation industrielle.

C'est donc en Angleterre que s'ouvre en 1978 la seconde sous-période. Avec l'appui et au bénéfice de la City, que le parti conservateur dirigé par Margaret Thatcher y lance la contre-révolution dite néolibérale, anti-ouvrière et néo-impérialiste, dont le programme a été préparé par Hayek. Elle sera bientôt suivie par Ronald Reagan et les deux sauront imposer par étape cette politique aux autres pays. La libéralisation, déréglementation et interconnexion  des marchés financiers, ce qu'on nomme la mondialisation financière, en a été le premier pas. Les années 1978-82 voient le rétablissement du pouvoir des marchés financiers et la mise en œuvre, dans un contexte de croissance beaucoup moins forte que la période précédente, de politiques qui commencent à opérer une très importante redistribution de revenu au profit des possesseurs de titres de dette publique, celle des pays du Tiers Monde d'abord et ensuite avec des effets d'accélération de l'accumulation financière, celle des pays capitalistes centraux Etats-Unis, Japon et dans une moindre mesure Europe. Lorsque les taux d'intérêt sur la dette publique baisseront les investisseurs se déplaceront vers les marchés d'actions. Ce qui est saisi au niveau macroéconomique comme modification de la répartition des richesses produites entre capital et travail repose à la fois sur la baisse relative, sinon absolue des salaires et d'augmentation des dividendes et sur des mécanismes publiques de «transfert inverse», service des intérêts sur la dette publiques et de baisses d'impôt sur le capital et la fortune. Le processus est cumulatif. Plus le capital devient fort sur le terrain de la finance plus il peut accroître son agressivité dans les entreprises, contre les travailleurs et leurs syndicats. Dans les années 1990 ainsi que Thomas Picketty et ses collègues l'ont calculé pour les États-Unis, les écarts de revenu et de patrimoine retrouvent leur dimension d'avant 1929.

2001-2007 : une crise repoussée dans le temps qui n'en a été que plus forte

On en vient à la dernière des trois sous-périodes de la très longue phase de croissance. Elle est de loin la plus courte puisqu'elle part de 2001 et ne dure que sept ans se terminant en 2008. 2001 est l'année de l'adhésion/cooptation de la Chine à l'Organisation Mondiale du Commerce après de longues années de négociation. L'adhésion de la Chine à l'OMC et l'ouverture de l'Inde ont constitué l'apogée de la libéralisation et le plein achèvement du marché mondial, de l'espace de déploiement du capital. La Chine en particulier a représenté pour le capitalisme mondialisé, un terrain d'investissement et un marché aux effets d'entraînement de la croissance sur les économies voisines en Asie et sur les grandes économies exportatrices de produits de base en Amérique latine, Brésil et Argentine en tête. Contradictoirement cela a fait de la Chine un des socles de la suraccumulation et de la surproduction qui sévit au plan mondial tant par le montant des capacités de production comme telles que par son impact sur la répartition des revenus et donc la dimension de la demande solvable à l'échelle mondiale. Je vais expliquer cela dans un instant.

C'est aux Etats-Unis que la crise mondiale en cours a commencé en 2007-2008 sous forme de crise financière centrée sur les actifs hypothécaires. La raison en est que les années 2001-2003 ont été aux États-Unis le début d'un fort infléchissement à la hausse du recours à l'endettement comme moyen de soutenir la demande des ménages et au secteur de la construction et de l'immobilier comme pilier de la croissance. L'accroissement sans précédent du crédit aux ménages a reposé sur la technique financière de la titrisation qui permet aux banques et aux sociétés de prêt hypothécaire de transformer leurs créances en titre et les vendre à des investisseurs financiers qui en assument les risques. A mesure que la bulle immobilière s'est épuisée, des prêts hypothécaires n'ont plus été proposés seulement aux ménages disposant de revenus relativement élevés et stables, mais aussi à d'autres qui n'étaient pas dans cette situation. La déréglementation accélérée a vu fleurir des sociétés de prêts hypothécaires opérant sur le mode de l'arnaque. Ce sont elles qui sont directement à l'origine du marché des prêts «subprime». De façon concomitante les banques ont fabriqué des titres dits «synthétiques » consistant en un assemblage (le «packaging») parfaitement opaque de créances d'origine et de fiabilité très diverses.

La mise en concurrence internationale des travailleurs

Nous en venons à l'explication des traits du moment historique qui est le nôtre. Le premier processus économique, social et politique, qui pèse dans la situation actuelle, qui contribue à définir ce moment historique est la mise en concurrence des travailleurs sur le plan des salaires, des droits sociaux et des conditions de travail. Elle est la conséquence de la libéralisation des échanges commerciaux et des investissements directes, tant dans le cadre de l'OMC que dans les marchés uniques et les espaces de libre échange (l'Union européenne, le Nafta). Le processus de mise en concurrence des travailleurs a commencé dans la seconde des sous-périodes, mais il a connu un saut qualitatif avec l'incorporation de la Chine et de l'Inde dans le marché mondial. Elle a fait passer la force de travail mondiale de 1.46 billion à 2.93 billion de travailleurs ce que l'économiste étatsunien Richard Freeman a nommé «the Great Doubling». Le «China wage», aujourd'hui the «Vietnam wage», est alors devenu la norme de référence. Cette mise en concurrence, encore aggravée par des accords de libre-échange dont l'ALENA (NAFTA) est l'exemple en Amérique latine, façonne la répartition des revenus dans chaque pays et donc la dimension de la demande solvable à l'échelle mondiale. D'autre part les entreprises transnationales investissent là où les marchés sont les plus grands et en croissance relative plus forte, mais aussi où non seulement les salaires mais aussi les droits sociaux et la législation sur les conditions de travail sont le plus avantageux.

L'affaiblissement des travailleurs face eu capital sur le terrain des entreprises a des conséquences politiques. Il est porteur de peur, de recherche d'un coupable, l'immigrant latino ou africain selon les continents. On en sent les effets dans le combat contre le changement climatique.

«Financiarisation», mondialisation financière, crises financières

Le second processus économique, social et politique, qui pèse dans la situation actuelle, qui aide à définir le moment historique est la «financiarisation».

Les expressions sociales en sont protéiformes, mais le socle en est la place prise dans le fonctionnement du capitalisme contemporain par le processus «d'accumulation» particulier de la forme spécifique de capital que Marx nomme le «capital porteur d'intérêt», nommé aussi capital-argent, celui dont la valorisation se fait au moyen des placements financiers sur des marchés de titres spécialisés.

Au long d'une période allant du milieu des années 1960 au début des années 1990, plusieurs sources sont venues alimenter la centralisation entre les mains des banques et des fonds de pension et de placement financiers d'argent cherchant à se valoriser financièrement. Ce sont les profits non réinvestis des entreprises, ceux qu'ils font dans leurs économies d'origine sur leur marché domestique, mais aussi ceux qui résultent du rapatriement de dividendes et de royalties à la suite d'investissements directs à l'étranger (les IDE). Ce sont les rentes pétrolières des monarchies du Golfe. Il y a eu les flux d'intérêts provenant de la dette du Tiers monde, auxquels se sont ajoutés les flux d'intérêts sur les prêts bancaires internationaux aux pays en voie d'industrialisation rapide d'Asie du sud-est. Enfin, il y a les sommes centralisées au sein du système financier dans les pays de systèmes de retraite par capitalisation (fonds de pension et Mutual Funds aux Etats-Unis, compagnies d'assurance en Europe). Après un long processus de centralisation initiale passée presque inaperçue, ces systèmes de retraite sont devenus à partir du milieu des années 1980, l'un des piliers de l'accumulation financière.

L'accumulation financière dans les pays au centre du système mondial, en particulier ceux de système de retraite de marché financier les a poussé à exiger l'extension internationale de la libéralisation et dérèglementation financières et des privatisations. Ces exigences ont été réunies dans un texte bien connu en Amérique du sud, le Consensus de Washington, l'un des socles de la mondialisation financière. Inévitablement l'accumulation et la mondialisation financières voient le retour des crises financières: crises bancaires régionales importantes aux États-Unis en 1980-1982, krach boursier à New York en octobre 1987, faillite mexicaine en décembre 1994, crise asiatique de 1997-1998, crise russe et sauvetage spectaculaire d'un très gros fonds de placement (hedge fund) en 1998, krach du Nasdaq à New York en 2000 et enfin crise financière de 2007-2008.

Au long de la période il y a eu des absorptions et des fusions dont sont sorties la vingtaine de très grandes banques globales. Les faillites spectaculaires de 2008 ont donné lieu à des fusions qui ont encore accru le mouvement de concentration. L'énormité des montants de capital-argent accumulés entre les mains des banques et des fonds de placement, la masse cherchant à se valoriser a  commencé à provoquer lentement la baisse de leur rendement. Des travaux statistiques récents montrent rétrospectivement qu'à partir de 1995 le taux d'intérêt sur les prêts a commencé à baisser de façon très régulière. Nous reviendrons dans un instant sur les implications et conséquences de ce régime financier mondial des taux d'intérêts réels proches de zéro, sinon négatifs.

Pas de sortie de crise en vue:

1. Les conséquences du sauvetage du système financier et du rôle stabilisateur de la Chine

Pour chercher à expliquer pourquoi huit ans après son début il n'y a pas de sortie à crise mondiale en vue, on peut commencer par l'action des gouvernements. A la différence des années 1930, la réflexion critique a été étouffée et une action portant atteinte à des intérêts puissants inexistante : pas de Keynes, ni de Roosevelt. La non-existence d'un système social différent parachevé par l'effondrement de l'Union soviétique et du socialisme réel et le grand affaiblissement du travail face au capital permettent aux gouvernements d'agir pour contenir la crise au plus vite, ne pas toucher au modèle néolibéral et préserver le statu quo. Il y a, à la très grande différence des années 1930 bien sûr, un accord qu'il faut au moins provisoirement agir de façon coordonnée. A l'action concertée des banques centrales des pays centraux à monnaie propre (États-Unis, Royaume uni, zone Euro, Japon, Suisse), s'est donc ajoutée la mise en place du G20.

La pierre angulaire a été la politique financière. A la seule exception de la banque Lehmann, il y a eu sauvetage des banques moyennant leur concentration accrue aux États-Unis comme en Europe et dans le cas étatsunien de la création monétaire sous le forme inédite de l'achat par la Fed de leurs actifs invendables. Ceci s'est doublé d'un soutien étatique de l'industrie de la part des mêmes pays, notamment l'automobile, le temps qu'une partie des capacités excédentaires soient résorbées par des fermetures d'usines. Mais dans le même temps il a été demandé à la Chine d'accroitre ses investissements de façon à continuer d'être importateur de matières premières. Ainsi le Brésil par exemple a pu maintenir jusqu'en 2013 l'illusion d'avoir échappé à la crise mondiale.

Le résultat de ces politiques a été un fort accroissement de la concentration industrielle et bancaire, une répartition des profits au bénéfice des entreprises cotées en bourse, la destruction d'une fraction très faible des titres de dette donc la préservation du poids économique et politique des investisseurs financiers, enfin du fait de la place assignée à la Chine et les politiques demandées en 2009-2010 à son gouvernement la persistance d'une situation de suraccumulation et de surproduction. Il faut y ajouter encore l'aggravation des inégalités de revenue et de patrimoine, le creusement de l'écart, les 1% et même les 0,1 %.

En se référant aux deux conditions pour une croissance soutenues définies plus haut – des perspectives de profit suffisantes pour relancer l'investissement à grande échelle et une demande suffisante pour vendre les marchandises produites – les réponses données à la crise n'ont pas aidé à leur émergence, d'autant plus qu'à partir de 2011 les investisseurs financiers ont obtenu en Europe en particulier des gouvernements des politiques d'austérité et de réduction de l'endettement public. La création de moyens monétaires sous la forme d'actifs financiers par les banques centrales est devenue plus que jamais le seul instrument de soutien de l'activité économique.

Pas de sortie de crise en vue:

2. Les nouvelles technologies n'entrainent pas la croissance

Le recours aux deux grandes réponses antérieures de sortie est fermé. Le capitalisme n'a plus d'extérieur vers lequel d'étendre si l'on excepte les projets de s'installer sur la planète Mars. Il n'y a non plus de signe, fort heureusement, de la part des Etats-Unis ou de la Chine de se lancer dans une guerre mondiale. La seule possibilité serait une vague de nouvelles technologies avec des propriétés analogues à celle des grandes industries de la fin du dix-neuvième et milieu du vingtième siècle, celles de s'ouvrir à elles-mêmes d'immenses marchés et de faire un appel massif à l'embauche de travailleurs dont les salaires créeraient une partie de la demande. C'est que Ford a théorisé et appliqué chez lui dans les années 1920. Les nouvelles technologies n'ont pas ces propriétés, d'autant moins que si elles étaient réunies à des points déterminés du système seulement il faudrait qu'elles aient une force suffisante pour avoir un effet d'entrainement mondial.

En premier lieu ces technologies contribuent dans la plupart des cas surtout à l'amélioration d'objets existants (les automobiles par exemple). Il y a bien sûr des exemples tels que les smart phones où l'on peut éventuellement considérer qu'il y a un marché entièrement nouveau massif. Mais ils sont produits dans des conditions de travail et de salaires bien différentes de celles du fordisme. En second lieu, s'agissant de la robotique les nouvelles technologies ouvrent surtout aux entreprises de beaucoup de secteurs la possibilité de remplacer les hommes par des machines de façon particulièrement radicale. Elles sont radicalement «labor saving». L'effet va être particulièrement fort dans les industries de service, pas seulement la banque de détail, mais dans toutes celles où les entreprises peuvent imposer la coproduction du service au client. L'avenir de la voiture est annoncé comme celui du pilotage automatique. Uber a commandé des flottes de véhicules sans chauffeur, tout comme de grandes municipalités pour leurs transports en commun.

Le legs économique, social et idéologique de la très longue croissance

Les chiffres de la Banque Mondiale sur la croissance du PNB par tête mondial rappelés au début de l'exposé confirment la fin de la très longue croissance. Celle-ci nous laisse en héritage un degré de développement sans précédent des traits auxquels Marx se référait très vaguement en parlant d'un système mu par les « forces aveugles de la concurrence» et en a fait émerger d'autres auxquels la pensée critique a porté dans certains cas beaucoup d'attention mais sans que leur caractère systémique soit mis en lumière. Je vais donc faire une liste provisoire d'un certain nombre de «faits stylisés»[5] qui me semble caractériser le capitalisme contemporain.

Il y a un premier groupe qui concernent, disons pour simplifier l'économie. Ils incluent:

Un second groupe de « faits stylisés » concernent, pour simplifier de nouveau, les dimensions sociales et culturelles de l'action étatique.

Un troisième groupe de «faits stylisés» se situe plus directement à l'interface avec la question écologique.

Ces faits stylisés permettent de comprendre à quel point le combat de celles et ceux qui se mobilisent sur les questions écologiques va être difficile.

La nouvelle ère géologique de l'Anthropocène

Il faut maintenant en venir à l'articulation entre crise économique et financière et crise écologique. On peut les présenter comme se chevauchant, ainsi que je l'ai fait dans mes premiers textes, mais c'est insuffisant. Puisqu'elles résultent l'une et l'autre du fonctionnement du capitalisme, elles sont porteuses d'interactions conduisant à une aggravation mutuelle.

C'est ici que je suis obligé de m'aventurer sur un terrain qui est le vôtre et que je aborde comme profane, à savoir notre entrée dans l'époque géologique nouvelle de  l'Anthropocène, celle ou « l'Homme » par ses activités économiques est devenu la force géophysique qui modifie la planète. Cette incursion est obligatoire car si le concept a été développé à partir de recherches physiques et chimiques ses implications sont politiques et sociales, puisqu'elle établit qu'en raison de ses activités «l'Homme» a transformé la biosphère au point qu'il peut menacer la capacité de la planète à continuer à assurer la vie dans les conditions qui ont été celles des siècles qui ont vu la naissance et l'essor de la modernité.

Les activités ayant la capacité de provoquer des modifications importantes de l'environnement terrestre incluent notamment outre les émissions de gaz à effets de serre responsables du changement climatique:

L'inégalité du rythme et des impacts sociaux du changement climatique

L'enjeu de la question «écologique» est celle de la pérennité de certaines des conditions «naturelles» nécessaires à la reproduction économique et sociale de sociétés déterminées. Je tire la notion des travaux anthropologiques importants des années 1970, dont ceux de Maurice Godelier. Celui-ci a fait «des conditions de reproduction (et de non-reproduction) des systèmes sociaux, sous la double contrainte de leurs structures internes et de leur environnement écologique», l'un de ses champs de recherche, utilisant même le terme alors peu usité d'écosystème.

Dans le cas du changement climatique, les conditions « naturelles » nécessaires à la reproduction sociale dépendent de la biosphère et de nombreux écosystèmes, dont on sait aujourd'hui la grande fragilité (courants marins, glaciers, forêts primaires, etc.). Les effets du changement climatique sont déjà désastreux pour les habitants autochtones de l'Arctique, du Groenland et de l'Himalaya, pour les pasteurs de l'Est africain, les insulaires des petits États du Pacifique (menacés d'immersion), les Mapuche du Chili ou les Guarani d'Argentine. Pour l'instant, les effets sociaux des processus de dégradation d'écosystèmes se manifestent de façon inégale et différenciée dans l'espace mondial, posant ainsi une difficulté politique majeure. Dans certains pays capitalistes avancés, ainsi que l'ouragan Katerina l'a montré à La Nouvelle-Orléans en 2006, la capacité de faire face aux catastrophes qu'on dit toujours «naturelles» et surtout leurs conséquences immédiates et plus lointaines sur les différentes classes ou couches sociales sont devenues des facteurs qui se surajoutent aux différentiations sociales antérieures et les aggravent considérablement.

«Anthropocène » ou « capitalocène» ?

Ce constat est une invitation à faire un pas de plus. C'est ce qu'a fait l'historien environnemental étatsunien Jason Moore. Dans des travaux publiés d'abord sur Internet puis dans un livre de 2015, Capitalism in the Web of Life, Ecology and the Accumulation of Capital. Il soumet le concept d'anthropocène à une critique pertinente et défend l'idée que le terme le plus juste serait capitalocène. Moore constate d'abord que pour les géologues se pose toujours la question du début de cette époque géologique nouvelle : après 1850, avec l'augmentation du taux de CO2 dans l'atmosphère induite par la révolution industrielle, comme le soutiennent la plupart des chercheurs? Ou encore depuis la Seconde guerre mondiale? Moore argumente également que si on accepte le concept d'anthropocène, de l'Homme en général placé en face de la nature pour le pire comme pour le meilleur on peut le mobiliser pour chercher la solution au taux de CO2 du côté de la géo-ingénierie ou pour prôner un néomalthusianisme pour les pays pauvres.

Aborder l'histoire de nos sociétés à l'aide du concept d'anthropocène occulte le fait que la transformation de la biosphère par l'activité humaine n'a pas été produite par, ni au bénéfice de tous les hommes de façon égale. Les émissions de CO2 se sont intensifiées à partir du dix-neuvième siècle et encore plus au cours de la longue croissance dont il a été question dans mon exposé, mais selon Moore la manière propre au capitalisme de traiter la nature est bien antérieure à la révolution industrielle. C'est lors des conquêtes militaires et des occupations coloniales postérieures à 1492 que ce serait situé le véritable tournant dans les relations de l'homme à la nature dont les grandes mines de Potosi et les plantations de sucre des iles de la Caraïbe ont les premiers terrains d'expérience et les symboles.

L'émergence de la manière de penser et de traiter la nature comme devant être comprise à l'aide de l'activité scientifique pour être domptée et mise au service de l'activité humaine, doit être vue de façon contradictoire, avec des dimensions positives et négatives. En Europe cette rupture épistémique qui commence avec Copernic et Galileo a émancipé la société de la religion, du catholicisme, mais elle a introduit le dualisme de l'homme face à la nature, fondé idéologiquement l'idée que celle-ci est là pour être exploitée et ouvert la voie à son pillage systématique. La formule de Descartes «L'Homme, maître et possesseur de la Nature» a ouvert la voie à la manière capitaliste de se comporter dans son environnement géophysique, en a fourni le fondement philosophique. Dans les sociétés qu'on nomme primitives la perception que les hommes font partie de la nature, tout en en étant distincts, perdure. Il y a plus : hors d'Europe à partir du seizième siècle la «découverte» et la conquête du Mexique, puis l'extension de la domination espagnole et ensuite portugaise en Amérique du sud ont fait que la désignation d'humanité, l'appartenance à la catégorie «homme» a été d'emblée réservée à une portion de la société. Les populations indigènes d'Amérique et plus encore les esclaves amenés d'Afrique pour travailler les mines et les plantations en ont été exclues, se sont vus nier le statut d'humains.

L'exigence de matières premières bon marche et en quantité illimitée et la «seconde contradiction du capitalisme»

Nous sommes face aux conséquences de la proposition «l'Homme, maître et possesseur de la Nature». Nous sommes avertis grâce au travail des scientifiques du GIEC des atteintes toujours plus graves à la biosphère et aux écosystèmes très fragiles qui lui sont liés qui résultent des montants des émissions de CO2 dus à nos modes de production et de consommation. Depuis le Sommet de la terre de Rio de 1992, les conférences sur l'environnement se sont succédés, mais les changements ont été marginaux au mieux. Dans une approche marxienne l'exploitation sans limite des ressources naturelles et la hausse continue des émissions CO2 est consubstantielle au capitalisme.

Ici je m'arrête pour faire une importante parenthèse. Le productivisme forcené du «socialisme réel», ce régime dont l'écrasante majorité des travailleurs n'ont mesuré les traits qu'après la chute de l'URSS a reposé sur une exploitation des hommes et des ressources largement analogue à celle du capitalisme. Le point de départ de l'approche marxienne est un passage des Manuscrits de 1857-58 où Marx écrit que «le capital en tant qu'il représente la forme universelle de la richesse – l'argent –, est la tendance sans borne et sans mesure de dépassersa propre limite. Sinon il cesserait d'être capital, l'argent en tant qu'il  se produit lui-même». L'accomplissement par le capital de ses attributs «d'automate», de «valeur en procès» tournée perpétuellement vers son autoreproduction, suppose deux conditions.

La première est l'alchimie très particulière qui naît de la rencontre de l'argent devenu capital avec le travail vivant. Pour que la «tendance absolue à l'enrichissement» se réalise, il faut que «la conversion du travail (activité vivante et efficiente) en capital» puisse s'opérer sans entraves. Nous en avons déjà parlé un peu. Aujourd'hui la mise en concurrence directe des travailleurs de pays à pays et de continent à continent assure au capital la possibilité de s'approprier les propriétés ou qualités d'intelligence et d'énergie humaine à l'échelle planétaire et au meilleur coût.

La seconde condition est de pouvoir puiser sans limites dans les réserves de matières premières et d'énergie. L'exploitation sans limites de la force de travail achetée, l'exploitation sans limites et jusqu'à épuisement des ressources naturelles et maintenant la production et la vente de marchandises sans égard pour les émissions de gaz à effets de serre, vont ensemble. Elles sont contenues dans la notion de capital et dans celle qui lui est inséparable de production sans fin de marchandises, aujourd'hui en très large partie socialement inutiles. Un des intérêts du travail de Moore sur le terme capitalocène est de mettre l'accent sur la manière dont le capitalisme a organisé et organise plus férocement que jamais l'extraction des matières premières à l'aune du «cheap», bon marché, qu'on traite en dépréciant, dégradant, laissant derrière les déchets de l'exploitation. Le business model de l'extraction minière et l'agriculture industrielle a été celui aussi de l'externalisation par chaque entreprise des coûts sociaux, à commencer par la santé des travailleurs, et des coûts environnementaux liés à sa production.

Dans le cas de l'exploitation des travailleurs les conséquences pour le capital sont la limite qu'il dresse à la vente des marchandises. Dans le cas des coûts écologiques l'externalisation par chaque entreprise a comme pendant leur internalisation au niveau systémique. Ils se dressent progressivement comme une nouvelle forme de barrière, de limite à la production capitaliste, celles que le premier économiste «éco-socialiste» étatsunien James O'connor a nommé très tôt, dès 1988, sans être entendu à l'époque, la «seconde contradiction du capitalisme». A la différence de la «première contradiction» dont on a parlé plus haut, il ne s'agit pas de limites du type de celles que le capitalisme a pu surmonter pour s'ouvrir des décennies d'expansion. Il s'agit de limites absolues, marquées par l'irréversibilité ou tout au moins une réversibilité très lentes, d'un type pour lesquelles l'arrêt de la progression de l'épuisement exige des ruptures très profondes avec les modes dominants de production, d'occupation de l'espace et d'organisation de la vie sociale. Dans une intervention en 2012 j'ai défendu la nécessité d'une nouvelle «rupture épistémique» et tenté d'en expliquer le contenu politique et social autant que scientifique et technologique. Je me permets de vous renvoyer à cet article[8].

L'agriculture de monoculture, impasse productive et graves effets écologiques: un exemple français

L'agriculture de monoculture offre un exemple délimité et clair, pour lequel on dispose de données scientifiques sur la manière dont la production capitaliste dresse à elle-même ses propres limites et en cherchant à les repousser par le recours aux mêmes méthodes, celles qui mènent à l'impasse, provoque des impacts écologiques gravissimes. On est en présence d'exemples précis de ces boucles de rétroaction positive (positif feedback loops) qui sont un trait caractéristique des mécanismes de réchauffement et de changement climatique. L'agronomie de soutenabilité et les pratiques alternatives effectives utilisées par des exploitants agricoles progressistes montrent aussi que ces impacts peuvent être contenus, voire inversés, mais à la condition de vaincre la résistance des intérêts économiques et politiques des entreprises qui pratiquent la monoculture comme de celles, très puissantes, qui leur fournissent semences, fertilisants et pesticides[9].

La boucle de rétroaction positive et l'impasse à laquelle conduit la monoculture a été étudiée dans le cas français pour la production céréalière. Cette monoculture céréalière participe d'un modèle agricole dont la GIEC estime qu'il responsable du fait de son niveau d'utilisation d'intrants chimiques et de mécanisation de 14% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit presque l'ensemble des transports mondiaux. Mais c'est l'impasse de la forme de production comme telle qui mérite notre attention. Dans les années 1970 la monoculture céréalière française a été développée avec les recommandations d'une génération d'agronomes productivistes et toutes sortes d'aides publiques. Elle s'est faite sur la base de la concentration des terres, le déboisement, la mécanisation, l'abandon de la rotation des cultures et bien sûr de la jachère et l'utilisation massive des intrants chimiques. A un degré plus fort que les engrais chimiques, les pesticides sont au cœur du modèle. Elles permettent de produire plus avec moins de main-d'œuvre. Les études montrent qu'ils ont enclenché un cercle vicieux. La hausse des rendements constatée pendant quatre décennies a été suivie de leur stabilisation ou stagnation, puis de leur baisse. Les causes en sont la baisse de fertilité d'un écosystème qui a été privé de la diversité apportée par la rotation des cultures ainsi que l'apparition dans les plants de résistances de plus en plus nombreuses et précoces aux pesticides. Au lieu d'en réduire l'usage le recours aux pesticides s'est généralisé. On est ainsi passé dit une étude de la Confédération paysanne «de l'usage occasionnel à l'usage permanent, du curatif au préventi». Le résultat est que la France est le premier pays consommateur de pesticides en Europe et le troisième au monde S'éloignant toujours de la diversité, la force économique et politique des grandes firmes semencières ont conduit à une uniformisation des semences. Pour l'instant les mobilisations contre et l'hostilité générale à l'égard des OGM, ici les plantes génétiquement modifiées en a interdit l'emploi. Les conséquences environnementales et sanitaires de la monoculture à fondement chimique sont très graves: destruction de la biodiversité, celle de la flore et de la faune (dont celle des abeilles avec de très graves conséquences pour la pollinisation), pollution des sols et de l'eau, mutation des cibles des pesticides (insectes, mauvaises herbes…), maladies professionnelles chez les agriculteurs, maladies chroniques chez les riverains.

L'agriculture de monoculture, impasse productive et graves effets écologiques : le cas du soja et de l'élevage au Brésil

J'en viens à l'impasse productive et aux boucles de rétroaction positives engendrées par les monocultures de région tropicale ou semi-tropicale. Aux 14% des émissions mondiales de gaz à effet de serre dues au niveau d'utilisation d'intrants chimiques et de mécanisation, le GIEC estime qu'il faut ajouter les 17% des émissions de CO2 sont dues à la déforestation qui accompagne les monocultures tropicales que sont les plantations d'eucalyptus et de pin pour l'industrie de la cellulose et de palmier à huile pour l'industrie des combustibles, la production de soja et celle de la canne à sucre pour les biocarburants ainsi que création d'espaces immenses pour l'élevage bovin extensif. Je n'éluderai pas le cas du Brésil, même s'il est extrêmement délicat pour un invité étranger de porter des jugements sur le bienfondé de choix, ici en l'occurrence des choix économiques, d'un pays. Soit par ce qu'il peut commettre des erreurs factuelles, soit par ce qu'il se place en extériorité par rapport aux rapports de force sociaux qui ont sous-tendus aux choix. Dans l'un des textes qui vous ont été circulés, celui écrit en anglais pour le livre collectif coordonné en 2016 par Helena Lastres et José Cassiolato,  O futuro do desenvolvimento[10],  j'ai commencé à le faire en me basant sur des travaux brésiliens et internationaux. Une synthèse de recherches brésiliennes et françaises publiée par L'institut de recherches sur le développement (IRD) m'a aidé à étendre l'argument[11].

Le Brésil est face à une double impasse de l'extension qualitative de la monoculture du soja et du système d'élevage extensif de viande bovine: la réduction du marché d'exportation et dans le cas du soja les difficultés croissantes de rentabilité, voire de durabilité ou soutenabilité du modèle.

Les décisions tant entrepreneuriales que gouvernementales prises au milieu des années 2000 d'accroitre fortement des matières premières agricoles, en particulier le soja et la viande bovine, ont fait qu'alors que dans les années 1990 la part de ces marchandises dans les exportations brésiliennes oscillait autour de 40 %, entre 2007 et 2010, cette proportion a rapidement augmenté, pour atteindre la moitié du volume total, au détriment des produits manufacturés à valeur ajoutée, tels que l'automobile ou les matériels et équipements. Sur le plan fondamental du mode d'insertion du Brésil dans la division internationale du travail, dans la configuration des échanges mondiaux, une économie primarisée où  la part de ses exportations de matières premières dans le volume total des exportations du pays est prédominante. La primarisation d'une économie la rend extrêmement vulnérable, soumise au niveau de la demande extérieure et  à la volatilité du cours des matières premières. La crise économique que le Brésil connaît depuis deux ans notamment du fait de la chute des exportations est largement le fait des forces économiques et politiques qui ont décidé cette politique.

Les interrogations sur la soutenabilité du modèle de culture du soja que je vais résumer ont été faites par les panels brésiliens et les équipes de chercheurs brésiliens et étrangers dont les travaux sont cités dans mon chapitre en anglais dans O futuro do desenvolvimento[12]. Elles tiennent tant aux méthodes mêmes de la culture du soja qu'à son effet rétroactif sur le régime des pluies. La monoculture du soja s'est développée en particulier sur les espaces de savane boisée du Cerrado. La technique de base est des plus primitives, c'est-à-dire l'abattage et le brulage de la forêt de savane sur des espaces immenses, de milliers, voire de centaines de milliers d'hectares. Le feu libère des substances nutritives contenues dans la végétation brulée et produit une couche de terre fertile au-dessus d'une terre autrement très pauvre. La culture du soja peut commencer et donne de bons rendements pendant quelques années avant de commencer à exiger des quantités croissantes d'engrais chimiques dont les effets diminuent d'année en année. D'autre part l'érosion des terres fertiles est également en marche du fait de la mécanisation du labourage et de l'épandage d'herbicides, dont le plus utilisé est l'OGM nommé glyphosate. Le recours à la mécanisation peut être réduite par l'introduction de plants génétiquement modifiés, ce qui peut stabiliser l'érosion[13] et les rendements de la terre de nouveau un temps. Le tout s'accompagne d'une pollution des cours d'eau qui affecte d'autres écosystèmes, notamment le Pantanal. Vient l'effet de la déforestation sur le régime des pluies. La culture du soja nécessite la pluie. Or la déforestation de l'Amazone sous l'effet de la poussée vers le nord de la culture du soja et surtout de l'exploitation extensive de l'élevage bovin, réduit les flux de vapeur humide porteurs de plus vers le sud-ouest provoquant ensemble avec le Niño la sécheresse sévère qui a touché certaine Etats à production de soja en monoculture.

Nous sommes donc devant une forme de production qui de façon simultanée a de très graves conséquences globales pour le réchauffement de la température biosphérique et détruit le fondement sur laquelle elle s'est construite.

De quelle façon et sur quel terrain mener le combat?

En tant que chercheurs notre premier devoir est de dire la vérité, d'expliquer la situation et les enjeux, si possible dans des collectifs, des plateformes multidisciplinaires communes ou dans regroupements associatifs du type de ceux qui ont créé les Forums sociaux mondiaux. Notre second tâche est de contribuer à déconstruire, à partir d'exemples pratiques concrets, la croyance imposée par les dominants qu'il n'y a pas d'alternatives aux modes de production actuels ou que s'il y en a leur coût trop cher. La troisième est de nous saisir de toutes les occasions pour nous mettre du côté de ceux qui engagent des combats sur le terrain écologique, qui souvent est celui où les enjeux sont simultanément généraux et de préservation de conditions sociales d'existence. C'est la capacité à s'emparer de la réalité des menaces qui peut ouvrir la possibilité de proposer des voies alternatives.

Pour citer une professeure militante qui est membre comme moi d'Attac, Geneviève Azam, «l'un des apports de l'altermondialisme est d'avoir contribué à déconstruire, à partir d'alternatives concrètes, la croyance imposée par les dominants qu'il n'y a pas -d'alternative au système actuel. C'est une avancée fondamentale. Auparavant, l'«alternative» était présentée comme une notion globale et abstraite. Aujourd'hui, elle s'ancre dans des initiatives qui n'ont rien d'anecdotique. Certaines ont une portée systémique».

Il en a été ainsi en France du combat des petits et moyens agriculteurs organisés dans la Confédération paysanne contre les cultures avec semences organiquement modifiées, qui a abouti à une interdiction qui n'est toujours pas complètement abrogée. Il en a été aussi toujours dans mon pays de l'exploitation des gaz de schiste qui a été le terrain de grands combats, de véritables soulèvements auto-organisés, unissant de nombreux villages.

En France dans le contexte politique délétère des gouvernements Sarkozy et Hollande les jeunes ont fait de combats contre ce que nous nommons les «grands projets inutiles», une ligne de chemin de fer exigeant le forage de tunnels et le déplacement de population, un aérodrome inutile dans une zone de forte biodiversité, un barrage leur terrain de politisation. Ces combats valorisent les convergences par la base, la diversité des expériences. Aujourd'hui en France l'enjeu est de savoir si et de faire en sorte que le potentiel des convergences dépasse la somme des spécificités de chaque composante et que chaque lutte se nourrit de la vision collective pour approfondir la sienne propre et que les contours d'une alternative plus globale puissent émerger.